Etape 24 – Chemnitzer Hütte -> Weitenbergalm – km 523

Jeudi 3 juillet 2025

Distance21 km
D+ / D-875m / 1339m
Heure de départ et d’arrivée07h40 – 17h00
MétéoCouvert le matin et forte averse l’après-midi, ~20°C

De la glace à l’eau

Je n’ai pas très bien dormi, dans le dortoir non-isolé sous les toits il faisait trop chaud. Oui, à 2400 mètres d’altitude. Enfin, on commence à avoir l’habitude…Au moins aujourd’hui marque une pause dans la canicule. En effet à mon réveil le ciel se couvre déjà par le nord, et à en croire ma dernière mise à jour météo (qui date de 24h car je n’ai pas capté de reseau mobile depuis), de possibles averses sont annoncées dans l’après-midi. Prévenir c’est guérir: il ne me faut pas une heure pour plier bagages et boulotter mon petit déjeuner, et peu avant 7h30 je suis dans les starting blocks, prêt à avaler un maximum de terrain avant l’éventuelle dégradation .

Le soleil bien que condamné en sursis semble vouloir résister, aussi au moment même où je lace mes chaussures un rayon matinal illumine les abords du refuge. Devant le spectacle et les contrastes offerts je ne peux résister à retarder ma mise en route de quelques minutes, et me livre à une séance photo. Afin de rétablir la chronologie exacte, je dois d’ailleurs préciser que c’est à cet instant (et non pas hier comme je l’ai précédemment écrit) que j’observe cette scène étonnante de marmottes qui viennent quémander une friandise à la petite-fille de Roland, jusqu’à venir picorer dans sa main ! Décidemment rares sont les animaux qui ne peuvent être domestiqués, dès lors qu’on leur présente l’argument du ventre…

Le tracé du jour doit me mener dans un premier temps à la Edelrauthütte, qui fait face a la Chemnitzerhutte, les 2 étant séparées d’une vallée remplie en son fond par le lago di Neves. Si le chemin officiel de la Via Alpina descend jusqu’à ce lac artificiel pour remonter par l’autre versant, une variante plus intéressante reste en altitude et joint les 2 bouts par un sentier panoramique longeant le fonds de vallée. C’est un peu plus long et certainement moins roulant, car d’après différents retours et marquages, il faudrait prévoir 3h30 à 4h pour parcourir seulement 9.5km ! Mais la perspective de voir les glaciers de plus près et de m’épargner un dénivelé superflu l’emportent, et je me lance dans la « Alta via di Neves ». Sentier qui n’est pas plat pour autant, car en laissant derrière moi le passo di Neves (2407m) ça grimpe aussitôt, comme pour mieux réveiller les muscles.

L’effort ne durera qu’une trentaine de minutes avant de déboucher sur un majestueux cirque glaciaire, entouré de différents sommets qui forment comme une couronne royale, dont la plus haute dent est figurée par le Großer Möseler (3480m). Difficile cependant de distinguer les cimes tant le ciel est chargé de nuages venant du nord et qui me semblent de plus en plus noirs. Pour le moment ça ne franchit pas la barrière naturelle, mais je suis tout de même inquiet à l’idée de me prendre un gros coup de grain en ces lieux eloignés de tout abri.

Peut-être distrait par ces pensées, je m’engage au sortir d’un franchissement de ruisseau sur une trace qui au bout de 100 mètres me place nez-à-nez avec un panneau « dangereux / passage interdit ». Incrédule, je reste planté là 3 minutes, soupesant mes options. Qui sont en fait en cet instant limitées à 2 : faire demi-tour jusqu’au refuge pour prendre l’autre route, ou bien tenter ce chemin malgré l’avertissement. Mais je n’ai pas spécialement envie de rentrer dans un cercueil, et en plus ça ne colle pas, car il semble que ce sentier descend alors qu’à cet endroit je devrais remonter vers un petit lac. Je finis par résoudre l’énigme : je me trouve très certainement sur un ancien itinéraire balisé, déclassé il y a plusieurs années (en raison d’un quelconque éboulement?), et qui ne figure plus sur ma carte. Je vérifie mon hypothèse en faisant demi-tour jusqu’au point où d’après le GPS je devrais recupérer la bonne sente, et effectivement, j’avais manqué un embranchement. La frayeur passée je me lance dans la petite ascension vers le lac anonyme, dont je découvre les contours à 09h15, et par la même j’atteins mon altitude la plus élevée de la journée à 2667m. Je suis entré dans le royaume des névés, et le vent souffle de plus en plus fort alors que les nuages se rapprochent discrètement. Le moins qu’on puisse dire c’est qu’il ne fait pas chaud et que les conditions n’invitent pas à la contemplation…Je remets donc le picnic sur les berges à une autre fois, m’arrêtant seulement pour prendre de nombreuses photos du captivant décor, fait de roches géantes lissées par l’eau sous tous ses états. J’y remarque aussi de superbes quartz, très purs et presque transparents, c’est ici que me vient l’idée d’en récolter quelques exemplaires pour en ramener en souvenir aux enfants.


Passé ce petit lac, le sentier se fait plus rugueux jusqu’au Passo Ponte di Ghiaccio (où trône la Edelrauthütte), et est jalonné de larges pierres sur une bonne partie. Il impose également le franchissement -plus ou moins aisé- de nombreux torrents. Ainsi plus loin je débouche sur un très large névé qui couvre complètement une ravine, et la pente me semble beaucoup trop raide et la neige bien trop glissante pour me risquer à le traverser. Nouvelles longues hésitations devant l’obstacle, avant de rebrousser chemin et de repérer une variante qui contourne la plaque par le haut. Puis à quelques centaines de mètres seulement du col, il faut carrément passer dans une cascade, et marcher sur un étroit rebord en se tenant à un câble (presque impossible donc de ne pas se mouiller). Le tout pendant que du point de vue de météo ça ne s’est pas arrangé : les nuages ont peu à peu passé la paroi, et quelques gouttes commencent à tomber. Bref ceci explique pourquoi je ne débarque finalement au refuge que vers 11h30, soit presque 4 heures après mon départ, conformément aux temps indicatifs. Avec certes probablement 30 minutes passées à prendre des photos, dans cette section qui fut une des plus belles de ma Via Alpina 2025


La Edelrauthütte sort tout juste d’une reconstruction, c’est aujourd’hui un bâtiment moderne qui n’a pas le charme de la Chemnitzerhütte, et qui paraît davantage touristique. Je ne regrette pas d’avoir fait étape à l’autre. Je profite toutefois de l’affluence encore modeste à cette heure pour m’y réchauffer, et y commander un minestrone.

Devant ma soupe je médite sur la suite de mon épopée, avec pour seule certitude à cet instant que je terminerai cette année à Vipiteno. En effet j’y serai dans un peu moins de 40km pour 1200m D+, c’est à dire demain soir. Si en théorie j’ai encore le samedi libre pour avancer un peu dans mon projet, en pratique il me faudrait de toutes façons revenir à Vipiteno ensuite pour attraper le train de retour. Autant ne pas réitérer les épisodes Tarvisio et Moso, et repartir l’année prochaine directement d’une gare, sans devoir encore chercher un bus ou faire de l’autostop pour rejoindre le point de départ. Les autres questions à trancher sont celles de l’itinéraire à emprunter et de l’étape du soir. Pour la première, j’ai déjà éliminé la variante de « l’Alta via de Fundres », le sentier semble difficile d’après multiples retours (et contient un passage aérien à la Gaisscharte). Avec la météo qui se profile ce ne serait pas très prudent. Pour la seconde, dans l’idéal je pousserai jusqu’au refuge de la Brixner Hütte. Problème c’est encore à plus de 16 kilomètres et 1100 mètres de dénivelé. L’heure est déjà bien avancée, et cela supposerait de passer un col assez haut (le Steinkarscharte à 2608 m), possiblement sous le froid et la pluie. Serait-ce bien raisonnable considérant mon état de fatigue, après la difficile journée d’hier?

Question rhétorique dont la réponse se trouve dans l’exécution de mon plan B, c’est-à-dire d’aller bivouaquer au niveau de la Weitenbergalm. Cette ferme-restaurant d’altitude ne propose pas d’hébergement, mais j’ai lu dans des récits passés -certes assez vieux- qu’ils ont parfois offert un coin d’étable au randonneur solitaire en détresse. En ces contrées montagneuses j’ai foi en l’humain, et je n’ai guère de doute qu’en cas d’absolue nécessité (exemple : un orage violent), j’y trouverai sans peine du secours. En outre, la ferme se trouve directement sur mon chemin, et me place tout juste à une journée de marche de Vipiteno. Rêvons encore un peu, peut-être pourrais-je y manger un bon plat local ?

Les planètes sont alignées, je me remets en route à 12h30 pour la descente vers le lac de Eisbruggsee/Lago Ponte di Ghiaccio, pas mécontent de gagner des degrés en température à mesure que j’en perds en altitude. Une belle ironie après des jours à suffoquer sous la canicule…Je m’oriente ensuite vers le sentier 13 qui suit la Eisbruggbach, et entame la longue plongée qui me fera atteindre la vallée de Pfunderer Tal, presque 800 mètres plus bas. Peu à dire sur cette section si ce n’est que dans ces alpages orientés sud je croise bon nombre de marmottes, qui sortent timidement dans l’attente d’heures plus ensoleillées. A mi-chemin je passe devant la terrasse d’un buffet d’altitude, celui-ci n’était pas indiqué sur ma carte, dommage car il paraissait plus agréable que le refuge. Malgré la tentation je poursuis, ayant déjà fait une pause il y a une heure. La descente me paraîtra très longue, surtout sur sa fin lorsque le sentier, traversant des près à vaches très pentus, se fait soudainement étroit et cabossé. Et puis le début d’après-midi est souvent le plus compliqué pour moi en rando, en termes de motivation. A cette heure-ci normalement ça devrait être la sieste…Bon gré mal gré je traîne mes guêtres jusqu’à la Bodenalm, où je récompense ma tenacité par une Radler (un panaché pour les francophones).

J’en repars à 15h avec le plein d’eau fait à la fontaine. Pour regagner la Weitenbergalm, je n’ai plus devant moi que 6 kilomètres et 400 mètres de montée : une aimable promenade. Sauf que…le ciel qui s’était dégagé depuis la pause du midi s’est couvert à nouveau, et ce qui devait arriver finalement arriva. Les premières gouttes tombent presque aussitôt après mon départ, et en arrivant près de Dun j’entends les échos d’un tonnerre. L’averse s’intensifie, j’attends un instant d’abord sous un arbre, puis sous un toit de chalet voir si ça passe mais ça n’en a pas l’air. Je suis bon pour enfiler ma veste de pluie. Ca ne tombe pas encore au point de ne pas pouvoir marcher, et comme je ne compte pas passer la nuit ici je continue, en pensant que ça finira par se calmer. A peine 2 kilomètres plus loin c’est tout le contraire, je suis pris sous un véritable déluge sans possibilité d’abri. Le phénomène est d’évidence très local, puisque dans les vallées adjacentes il ne semble pas pleuvoir (en tout cas pas autant) : je vois même au loin des coins de ciel bleu. Je fulmine de cette malchance et m’attèle à protéger mes affaires à risque (principalement le téléphone), puis au prix de quelques centaines de mètres marchés sous la douche, je finis par trouver un semi couvert en bord de piste, sous une falaise et son surplomb.

J’y passe bien 20 minutes à attendre une accalmie avant de me risquer à reprendre mon errance. Traversant le torrent qui est devenu bien marron, je quitte momentanément la piste carrossable pour un sentier boueux. La vue se revèle alors peu a peu: devant sur le fond de la Weitenbergtal, et sur ma droite sur la Enbergtal. Quelques centaines de mètres de plus, un rayon de soleil qui perce, me voilà soudainement transposé sur un autre continent, entouré de paysages fantastiques. Les montagnes sont habillées d’un vert profond du pied au sommet, et la pluie récente a encore accentué le contraste et nettoyé l’atmosphère. Suis-je bien dans les Alpes ou perdu au milieu d’une ile volcanique de l’océan Pacifique ? Le doute est permis tant le sentiment d’isolement est total : la fréquentation de ce massif semble inversement proportionnelle à sa beauté, les foules se massant principalement dans les proches Dolomites.

Juste avant 17h00 j’arrive enfin en vue de la Weitenbergalm. Je me dirige immédiatement vers la grange qui fait office de restaurant, et y rencontre une femme en train de ranger la cuisine. Trop tard, ils ne font plus à manger pour aujourd’hui. J’y commande malgré tout un Radler et demande s’il est possible de camper à côté. La femme répond qu’elle doit d’abord demander à son mari. C’est patriarcal…

Le bonhomme arrive 10mn plus tard, à ma grande surprise son anglais est impeccable. Il me confirme qu’il n’y a pas de problème, et que je n’ai qu’à me mettre dans le champ en face, où je devrai trouver des coins plats. Des dizaines de vaches y broutent actuellement… Lorsque je lui fais la remarque, et lui demande si ça n’est pas un peu dangereux, il me répond que « ça ne craint rien, elles sont gentilles ». Puis d’un sourire enchaîne, en me disant que de toutes façons, « elles ne devraient même pas être là, c’était une erreur ».

La réponse me laisse circonspect, mais très vite je comprends qu’il s’amuse et se paye ma tête, et plus tard je serai définitivement rassuré lorsque je verrai les vaches rentrer à l’étable pour la traite du soir. Nous conversons quelques minutes et il me demande des détails sur mon voyage, puis s’excuse de ne pas pouvoir m’offrir à manger, mais gentiment me fait savoir que si besoin ils me prépareront rapidement une soupe, et que je peux utiliser les toilettes du restaurant à ma guise. Ne voulant pas déranger je décline la soupe, et lui demande s’il n’aurait pas plutôt du fromage à me vendre. Malheureusement non : c’est évidemment le début de saison, et ils sont en pleine confection…L’homme me dit alors qu’il doit repartir travailler et qu’on continuera à papoter plus tard, pendant ce temps je m’installe dehors pour dîner d’un vieux pain de mie et d’un pâté de thon, tout en observant la vie de la ferme. Ici chacun met la main à la pâte, les trois enfants de la famille s’occupant des vaches, de leur traite et autres travaux, c’est une vraie vie « à l’ancienne » qui ne me déplairait pas, surtout dans ce décor…Je me souviens m’être questionné à ce moment, si les enfants suivent des études à la ville le reste de l’année. Ils ont l’air assez grand pour aller au lycée, voire à l’université. Et puis de toute évidence le père est éduqué et je n’ai pas affaire à un vieux paysan de montagne…seraient-ce des gens ayant à un moment tout plaqué pour revenir à une vie simple ?   

Je n’aurai jamais la réponse car voyant à quel point ils sont affairés je préfère me faire discret. A cet endroit je n’ai toujours pas de réseau pour le confirmer, mais au visuel le risque de pluie semble passé, tandis que le vent lui s’est tu. Je m’éclipse donc aller monter ma tente à l’écart. La température baissant vite à cette altitude (la ferme est à presque 2000 mètres), je passe alors le reste de la soirée avec mon bouquin au chaud de mon duvet, puis en profite pour me coucher tôt et faire une bonne nuit de récupération.